CHAPITRE VI
— Et toi, Silk, tu crois qu’on peut se fier à Drosta ? interrogea Garion en louvoyant entre les ordures qui jonchaient le passage nauséabond, derrière la taverne.
— Comme à une planche pourrie, répliqua Silk. Enfin, il a tout de même été franc sur un point : il a le dos au mur. Ça le décidera peut-être à chercher honnêtement un compromis avec Rhodar. Au début, du moins.
En sortant de la ruelle, Belgarath leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait.
— Nous avons intérêt à nous dépêcher si nous voulons sortir de la ville avant la fermeture des portes, dit-il. J’ai laissé les chevaux dans un bosquet, à une demi-lieue à peu près.
— Vous êtes retourné les chercher ? s’étonna Silk.
— Et comment ! Je ne me voyais pas faire la route à pied jusqu’en Mallorée. Allons-y, décida-t-il en s’engageant dans la rue qui s’éloignait de la rivière.
Le soir tombait quand ils arrivèrent aux remparts et les gardes nadraks s’apprêtaient à fermer les portes. L’un d’eux éleva la main dans l’intention de leur interdire le passage, puis il se ravisa et son geste se transforma en une invitation hargneuse à presser le pas. Les énormes vantaux barbouillés de goudron se refermèrent derrière eux avec un bruit de tonnerre suivi d’un cliquetis de chaînes et les barres furent mises en place et verrouillées. Garion leva les yeux sur le masque de Torak qui les lorgnait depuis le haut de la porte, puis il lui tourna délibérément le dos et suivit ses compagnons sur la route de terre battue qui sortait de la ville. Ils s’éloignèrent dans le crépuscule, vers la ligne sombre des fourrés qui bordaient la plaine. Les grenouilles chantaient à gorge déployée dans les marécages entourant la rivière.
— Vous pensez qu’on va nous suivre ? s’enquit Silk.
— Ça ne m’étonnerait pas, acquiesça Belgarath. Drosta a compris ce que nous faisons, ou tout au moins il s’en doute, et les Grolims de Mallorée sont futés. Ils peuvent lire dans ses pensées sans qu’il s’en rende compte. C’est probablement pour ça qu’ils ne prennent pas la peine de le suivre quand il se livre à ses petites escapades.
— Vous ne pensez pas que vous devriez faire quelque chose ?
— J’aime autant m’en abstenir tant que ce n’est pas absolument indispensable. Nous sommes trop près de la Mallorée. Zedar est parfaitement capable de suivre mes déplacements à distance, et maintenant Torak ne dort plus que d’un œil, c’est le cas de le dire. Je préfère ne pas courir le risque de le réveiller tout à fait par un bruit intempestif.
— Alors Torak est sorti de son sommeil de plomb ? articula enfin Garion.
Il caressait jusque-là le vague espoir qu’ils pourraient se glisser subrepticement jusqu’au Dieu endormi et le prendre par surprise.
— Presque, confirma son grand-père. Le bruit que tu as fait en prenant l’Orbe dans ta main a ébranlé le monde. Aussi profond que soit le sommeil de Torak, il n’aurait pu continuer à dormir avec ce vacarme. Il n’a pas encore complètement repris ses esprits mais il n’est plus que légèrement assoupi.
— Ça a dû faire un drôle de barouf ! s’émerveilla Silk.
— On l’a probablement entendu jusqu’au bout de l’univers. Les chevaux sont par là, annonça le vieux sorcier en tendant le doigt vers la masse sombre d’un bosquet de saules, à quelques centaines de toises sur la gauche de la route.
Un cliquetis de chaînes retentit tout à coup derrière eux, faisant taire les grenouilles.
— Ils rouvrent les portes de la ville, nota Silk. On a dû donner des ordres en haut lieu.
— Ne perdons pas de temps, coupa Belgarath.
En les entendant approcher, les bêtes s’agitèrent et les accueillirent par de petits hennissements. Les trois hommes les menèrent par la bride entre les branches tombantes des saules, les enfourchèrent et regagnèrent la route de terre battue. L’obscurité était à présent presque complète.
— Inutile d’essayer de passer inaperçus, ils savent que nous sommes là, remarqua Belgarath.
— Une seconde, fit Silk en mettant pied à terre.
Il farfouilla dans l’un des sacs de toile attachés sur le cheval de bât et se remit en selle.
— Allons-y.
Ils partirent au galop à travers le désert calciné, ponctué de broussailles, qui entourait la capitale nadrake. Les sabots de leurs chevaux martelaient la route de terre durcie.
— Vous voyez quelque chose, Silk ?
Le petit Drasnien, qui fermait la marche, scruta les ténèbres derrière lui.
— Il me semble. Un groupe de cavaliers à une demi-lieue derrière nous.
— Ils sont beaucoup trop près.
— Je m’en occuperai dès que nous serons dans les bois, assura Silk d’un petit ton confiant.
La ligne plus sombre de la forêt se rapprochait. Garion sentait déjà l’odeur des arbres. Ils plongèrent bientôt sous leur ombre protectrice. Tout à coup, il fit un peu plus chaud, comme toujours, la nuit, dans les bois. Silk tira fermement sur ses rênes.
— Ne m’attendez pas, recommanda-t-il en bondissant de son cheval. Je vous rattraperai.
Belgarath et Garion poursuivirent leur chemin en ralentissant un peu l’allure pour ne pas perdre la piste dans le noir. Silk les rejoignit quelques minutes plus tard.
— Ecoutez, dit le petit homme en retenant sa monture, un grand sourire dévoilant ses dents étincelantes dans le noir.
— Ils arrivent ! s’exclama Garion en entendant un martèlement de sabots. Tu ne crois pas que nous ferions mieux de...
— Ecoute ! souffla Silk d’un ton impérieux.
Derrière eux retentirent des exclamations de surprise et le bruit lourd de plusieurs hommes tombant de cheval. L’une des bêtes poussa un hennissement strident et s’enfuit au galop.
— Je crois que nous pouvons repartir, annonça gaiement Silk avec un petit rire grinçant. Le temps qu’ils retrouvent leurs chevaux, nous serons loin.
— Qu’est-ce que tu as encore inventé ? s’enquit Garion.
— J’ai attaché une corde en travers de la piste, à hauteur de poitrine d’un cavalier, expliqua Silk avec un haussement d’épaules. C’est un vieux truc, mais ce sont souvent les meilleurs. Ils vont être obligés de faire attention, maintenant. Nous devrions arriver à les semer d’ici demain matin.
— Eh bien, allons-y, décida Belgarath.
— Où ça ? questionna Silk tandis qu’ils repartaient au petit trot.
— Vers le nord, répondit le vieil homme. Trop de gens sont au courant de notre présence. Plus vite nous serons en terre morindienne, mieux ça vaudra.
— S’ils nous en veulent vraiment, ils nous suivront jusque-là, non ? objecta Garion en regardant par-dessus son épaule avec inquiétude.
— Ça, je ne crois pas, railla Belgarath. Ils seront loin derrière quand nous y arriverons et je doute fort qu’ils prennent le risque de pénétrer en territoire morindien pour suivre une piste refroidie.
— C’est si dangereux que ça, Grand-Père ?
— Quand les Morindiens mettent la main sur un étranger, ils lui réservent généralement un traitement peu agréable.
— Mais... nous aussi nous sommes des étrangers pour les Morindiens, non ? souligna Garion après un instant de réflexion.
— Je m’occuperai de ça en temps utile.
Ils passèrent le restant de cette nuit de velours à cheval, laissant loin derrière eux leurs poursuivants rendus prudents par l’expérience. Des vers luisants piquetaient le dais végétal de petits points scintillants. Des grillons chantaient. Les premières lueurs de l’aube filtraient à travers les arbres quand ils arrivèrent à la limite d’une nouvelle zone calcinée. Belgarath arrêta sa monture et examina les ronces qui envahissaient le sol parsemé de souches noircies.
— Nous allons manger un morceau et laisser reposer nos chevaux. Un peu de sommeil ne nous fera pas de mal à nous non plus. Eloignons-nous quand même de la route.
Il fit tourner son cheval et les mena le long de la zone incendiée. Quelques centaines de toises plus loin, la forêt s’ouvrait comme par magie sur une clairière d’herbe verte, bordée d’un fouillis d’arbustes et de branches carbonisées. Une source coulait sur la mousse.
— Cet endroit me paraît très bien, décréta Belgarath.
— Vous avez de drôles de goûts, objecta Silk.
Un bloc de pierre grossièrement taillé, aux parois striées de vilaines coulures noires, se dressait, implacable, au centre de la clairière.
— C’est parfait pour ce que nous voulons en faire, rétorqua le vieil homme. Les gens ont tendance à éviter les autels de Torak, et nous ne recherchons pas spécialement la compagnie.
Ils mirent pied à terre sous le couvert des arbres. Belgarath fouilla dans les paquetages et en retira du pain et de la viande séchée. Garion se sentait curieusement détaché de tout. La fatigue lui vidait la tête. Il s’approcha de l’autel maculé de sang et l’examina à la pâle lumière de l’aube. C’était un vieil autel ; il n’avait pas dû servir depuis longtemps. Le temps avait noirci les taches incrustées dans les pores de la roche et patiné de vert les ossements brisés à demi enfoncés dans le sol alentour. Une araignée plongea furtivement dans l’orbite vide d’un crâne couvert de mousse, cherchant l’abri de cette voûte obscure. Les prédateurs qui vivaient de la mort des autres avaient imprimé les marques de leurs petites dents acérées sur des fragments d’os. La chaîne d’une pauvre broche d’argent terni était entortillée autour d’une vertèbre. Une boucle de ceinturon vert-de-grisée tenait encore à un morceau de cuir moisi.
— Ne reste pas planté là, Garion, protesta Silk, révolté.
— Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait du bien de le regarder, répondit calmement Garion sans détourner le regard. Au moins, j’éprouve autre chose que la peur. Je ne crois vraiment pas que le monde ait besoin de ça. Il serait temps que quelqu’un s’en occupe.
Il carra les épaules, faisant glisser son immense épée sur son dos, et se retourna. Belgarath le regardait en plissant les yeux.
— C’est toujours ça, commenta le vieux sorcier. Bon, nous allons manger quelque chose et dormir un moment.
Leur frugal repas achevé, ils attachèrent leurs chevaux et se roulèrent dans leurs couvertures sous les buissons, au bord de la clairière. Ni la présence de l’autel grolim ni l’étrange résolution qu’il avait éveillée en lui n’auraient pu empêcher Garion de s’endormir comme une masse.
Il était près de midi quand il fut réveillé par une sorte de chuchotement. Il se redressa aussitôt et regarda autour de lui, mais tout était calme dans la forêt et la zone calcinée. Belgarath était debout non loin de là, les yeux levés vers le ciel estival. Un gros faucon à bande bleue décrivait des cercles dans l’azur.
— Que fais-tu là ? demanda mentalement le vieux sorcier.
Le faucon descendit en spirale vers lui, évita l’autel d’un battement d’ailes et se posa sur le sol de la clairière. Il regarda un instant Belgarath de ses yeux jaunes, farouches, puis vacilla et sembla devenir flou. Lorsqu’il eut retrouvé sa netteté, Beldin, le sorcier difforme, était planté à sa place, aussi dépenaillé, sale et mal embouché que la dernière fois que Garion l’avait vu.
— Tu n’en es que là ? s’exclama-t-il d’un ton âpre. Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu t’es arrêté à toutes les tavernes ?
— Nous avons été retardés, répondit doucement Belgarath.
— Si tu continues à traîner, il va te falloir un an pour arriver à Cthol Mishrak.
— Ne t’inquiète pas, Beldin, nous y arriverons.
— Il faut bien que quelqu’un s’inquiète. Tu es suivi, tu le savais ?
— Ils sont loin ?
— A une demi-douzaine de lieues.
— C’est bon, commenta Belgarath en haussant les épaules. Ils déclareront forfait quand nous entrerons en territoire morindien.
— Et s’ils insistent ?
— Tu as vu Polgara, ces temps-ci ? riposta sèchement Belgarath. Je pensais avoir échappé aux « et si ».
— Je l’ai vue la semaine dernière, reconnut Beldin en haussant les épaules dans un geste que sa bosse rendait grotesque. Elle a des projets intéressants pour toi, tu sais.
— Elle est venue au Val ? s’étonna Belgarath.
— Elle y est passée. Avec l’armée de la petite rouquine.
— L’armée de qui ? releva Garion en repoussant sa couverture.
— Que se passe-t-il là-bas ? demanda sèchement Belgarath.
— J’avoue que je n’ai pas très bien compris, convint le bossu en farfouillant dans sa tignasse broussailleuse. Tout ce que je sais, c’est que les Aloriens suivent cette petite Tolnedraine aux cheveux poil-de-carotte qui se fait appeler la reine de Riva, quoi que ça puisse vouloir dire.
— Ce’Nedra ?
Garion n’en croyait pas ses oreilles. Pourtant, quelque chose lui disait qu’il avait bien entendu.
— Elle a traversé l’Arendie comme une véritable épidémie, poursuivit le bossu. Après son passage, il n’y avait plus un homme valide dans tout le royaume. Puis elle est descendue en Tolnedrie et elle a réussi à faire piquer une crise à son père. Je ne savais pas qu’il avait des convulsions.
— Ça arrive de temps en temps chez les Borune, confirma Belgarath. Rien de grave, mais ils ne s’en vantent pas trop.
— Enfin, continua Beldin, la petite a profité du fait que son père se tordait par terre, la bave à la bouche, pour lui faucher ses légions. Elle a réussi à persuader la moitié du monde de prendre les armes pour la suivre. Tu es censé l’épouser, non ? reprit-il avec un regard interrogateur à Garion.
Celui-ci hocha la tête, incapable d’articuler une parole.
— Je comprendrais que tu caresses l’idée de prendre la poudre d’escampette, lâcha le nain avec un grand sourire.
— Ce’Nedra ? balbutia à nouveau Garion.
— On dirait qu’il a la cervelle un peu ramollie, non ?
— Il n’est pas au mieux de sa forme, en ce moment. Ça doit être le stress, commenta Belgarath. Tu retournes au Val ?
— Nous rejoindrons Polgara dès le début des hostilités, les jumeaux et moi, acquiesça Beldin. Elle aura peut-être besoin d’aide si les Grolims s’attaquent à elle.
— Les hostilités ? Quelles hostilités ? s’exclama Belgarath. Je leur avais dit de défiler en tapant sur des casseroles et en faisant beaucoup de poussière, mais je leur avais bien spécifié de ne tenter aucune action.
— Apparemment, ils ne t’ont pas écouté. Les Aloriens ne sont pas réputés pour leur modération en ce domaine. Je me suis laissé dire qu’ils s’étaient réunis et avaient décidé de passer aux actes. Le plus gros a l’air assez futé. Il a eu l’idée de faire porter une flotte dans la Mer du Levant afin de commettre quelques atrocités constructives sur la flotte malloréenne. Le reste tient plutôt de la diversion.
— On ne peut pas tourner le dos un seul instant ! tempêta Belgarath. Comment Polgara a-t-elle pu se prêter à cette folie ?
— Leur plan présente certains avantages, Belgarath. Plus ils noieront de Malloréens tout de suite, moins il nous en restera à combattre par la suite.
— Mais enfin, Beldin, il n’a jamais été question de nous battre contre eux. Pour que les Angaraks s’unissent, il faudrait que Torak revienne ou qu’ils aient un ennemi commun. Nous venons de parler avec Drosta lek Thun, le roi des Nadraks, et il est tellement sûr que les Murgos et les Malloréens sont sur le point d’en découdre qu’il est prêt à s’allier avec le Ponant rien que pour rester à l’écart de la confrontation. Quand tu retourneras là-bas, regarde si tu ne peux pas calmer Rhodar et Anheg. J’ai déjà assez de problèmes.
— Tes problèmes ne font que commencer, Belgarath. Les jumeaux ont eu une apparition, il y a quelques jours.
— Une quoi ?
Beldin haussa les épaules.
— Je ne vois pas comment appeler ça autrement. Ils travaillaient sur un sujet sans rapport avec notre affaire quand ils sont entrés en transe et ont commencé à divaguer. Au début, ils ne faisaient que répéter le galimatias du Codex Mrin, tu sais, le passage où le Prophète mrin a craqué et s’est mis à pousser des cris d’animaux. Mais cette fois, ils ont fini par en tirer quelque chose de cohérent.
— Et qu’est-ce qu’ils ont dit ? le pressa Belgarath, les yeux brûlants de fièvre.
— Tu es sûr de vouloir le savoir ?
— Evidemment que je veux le savoir !
— Bon. Eh bien, ils ont dit ça : « Prends garde, car le cœur de la pierre fondra comme cire, la beauté qui fut détruite sera restaurée et l’œil qui n’est plus verra à nouveau. »
— C’est tout ? protesta Belgarath en regardant fixement Beldin.
— C’est tout.
— Et qu’est-ce que ça veut dire ? coupa Garion.
— Ce que ça dit, Belgarion, rétorqua Beldin. Pour une raison ou une autre, l’Orbe rendra à Torak son aspect primitif.
Garion se mit à trembler, ébranlé par la signification de ces paroles.
— Alors Torak va gagner, conclut-il, comme engourdi.
— Ça ne dit pas s’il va perdre ou gagner, Belgarion, rectifia Beldin. Ça dit que l’Orbe va défaire ce qu’elle a fait à Torak le jour où il a fendu le monde en deux, mais pourquoi, on n’en sait rien.
— C’est toujours le même problème avec cette fichue Prophétie, observa Belgarath. On peut lui faire dire une douzaine de choses différentes.
— Ou toutes à la fois, renchérit Beldin. C’est ce qui la rend si difficile à comprendre, par moments. Nous avons tendance à nous concentrer sur un problème, mais la Prophétie les englobe tous à la fois. Je vais travailler là-dessus. Si j’arrive à en tirer quelque chose, je te le ferai savoir. Allez, il faut que j’y retourne.
Il se pencha légèrement en avant et incurva les bras en un geste évoquant vaguement un battement d’ailes.
— Attention aux Morindiens, ajouta-t-il. Tu es un bon sorcier, mais la sorcellerie n’a rien à voir avec la magie. Il lui arrive d’échapper à tout contrôle.
— Je devrais réussir à m’en sortir sans toi, riposta Belgarath d’un ton acerbe.
— Espérons-le. Enfin, tu as peut-être une chance si tu parviens à rester à jeun.
Sa silhouette perdit sa netteté. Il reprit la forme d’un faucon, battit deux fois des ailes et sortit de la clairière en décrivant une spirale. Garion le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un petit point qui montait dans le ciel.
— Drôle de visite, commenta Silk en s’extirpant de ses couvertures. On dirait qu’il s’en est passé, des choses, depuis notre départ.
— Et pas que des bonnes, nota aigrement Belgarath. Bon, ne traînons pas. Il va falloir que nous mettions les bouchées doubles. Si Anheg fait passer sa flotte dans la Mer du Levant et se met à envoyer les transports de troupes malloréens par le fond, ‘Zakath pourrait bien passer par le nord et le Pont-de-Pierre. Si nous n’arrivons pas les premiers, le coin risque d’être surpeuplé d’ici peu. Je voudrais bien mettre la main sur votre oncle juste un instant. Je lui ferais fondre sa graisse, c’est moi qui vous le dis.
Ils sellèrent rapidement leurs chevaux et repartirent en longeant la forêt baignée de soleil vers le nord.
Malgré les piètres assurances des deux sorciers, Garion était désespéré. Ils perdraient ; Torak le tuerait.
— Arrête de t’apitoyer sur ton sort, finit par lui dire sa voix intérieure.
— Pourquoi m’avez-vous fourré là-dedans ?
— Nous avons déjà eu cette conversation.
— Il va me tuer.
— Où as-tu été chercher ça ?
— C’est ce qu’a dit la Prophétie. Garion s’arrêta net : une pensée venait de lui traverser l’esprit. C’est vous-même qui l’avez dit. Parce que vous êtes la Prophétie, hein ?
— D’abord, c’est un terme impropre, ensuite, je n’ai parlé ni de défaite ni de victoire.
— Ce n’est pas ce que ça veut dire ?
— Non. Ça veut dire exactement ce que ça dit.
— Et qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire d’autre ?
— Tu deviens un peu plus têtu tous les jours. Arrête un peu de t’interroger sur le sens des mots et fais ce que tu as à faire, un point c’est tout. Jusqu’ici, tu as presque réussi le sans faute.
— Je me demande bien pourquoi je continue à discuter ; vous n’arrêtez pas de parler par énigmes. A quoi bon perdre du temps à dire des choses que personne ne comprend ?
— Parce qu‘il faut les dire. C’est le verbe qui détermine l’événement. Il définit ses limites, lui donne sa forme. Sans le verbe, les événements seraient le jouet du hasard. Tel est l’enjeu de ce que tu appelles « prophétie » : séparer le hasard du signifiant.
— Je n’y comprends rien.
— Je ne m’attendais pas à ce que tu comprennes, mais comme tu me le demandais... Allons, arrête de t’en faire. Tu n’as rien à voir dans tout ça.
Garion aurait bien voulu protester, mais la voix s’en était allée. Enfin, la conversation n’avait pas été tout à fait inutile. Elle lui avait fait du bien, pas beaucoup, mais un peu quand même. Pour se changer les idées, il s’approcha de Belgarath tandis qu’ils rentraient dans la forêt.
— Qui sont au juste les Morindiens, Grand-Père ? demanda-t-il. Tout le monde en parle comme s’ils étaient effroyablement dangereux.
— Ils sont redoutables, acquiesça Belgarath. Mais on peut traverser leur pays à condition de faire attention.
— Ils sont du côté de Torak ?
— Les Morindiens ne sont du côté de personne. Ils ne vivent pas dans le même monde que nous.
— Je ne te suis pas.
— Les Morindiens sont comme les Ulgos avant qu’UL les accepte. Il y avait plusieurs groupes de Sans Dieux. Ils se sont dispersés et ont suivi des voies différentes. Les Ulgos sont partis vers l’ouest, les Morindiens au nord ; d’autres, qui ont aujourd’hui disparu, étaient allés au sud ou à l’est.
— Pourquoi ne sont-ils pas restés sur place ?
— Ils ne pouvaient pas. On ne résiste pas aux décisions des Dieux. Enfin, les Ulgos ont réussi à se trouver un Dieu, mais pas les Morindiens. La compulsion de demeurer à l’écart des autres peuples leur est restée. Ce sont des nomades. Ils vivent en bandes, dans une sorte de désert nu comme le dos de la main, au-delà des marches du nord.
— Pourquoi dis-tu qu’ils ne vivent pas dans le même monde que nous ?
— Ils vivent plus en rêve que dans la réalité. Pour eux, le monde est un endroit terrible, hanté par des démons, qu’ils vénèrent.
— De vrais démons ? releva Garion, un peu sceptique.
— Oui. Des démons tout ce qu’il y a de réel.
— D’où viennent-ils ?
— Ça, je n’en ai pas la moindre idée, convint Belgarath en haussant les sourcils. Mais ils existent, et ils sont l’incarnation du mal. Les Morindiens les contrôlent par magie.
— La magie ? Celle que nous faisons ?
— Un peu. Nous sommes des sorciers, puisque c’est ainsi qu’on nous appelle. Nous faisons intervenir le Vouloir et le Verbe, mais ce n’est pas la seule façon de faire les choses.
— Là, je ne te suis plus.
— Ce n’est pas compliqué. Il y a différents moyens d’intervenir sur l’ordre normal des choses. Vordai est une sorcière. Elle fait appel à des esprits, généralement bénins, parfois malins, mais jamais vraiment maléfiques. Un magicien suscite des démons, des esprits du mal.
— Mais ce n’est pas dangereux ?
— Très dangereux, acquiesça Belgarath avec un hochement de tête. Le magicien contrôle le démon avec des sorts, des formules, des incantations, des symboles, des diagrammes mystiques et diverses choses de ce genre. Tant qu’il ne fait pas d’erreurs, le démon lui est entièrement soumis et doit lui obéir aveuglément. Mais le démon n’a pas envie de rester son esclave, alors il cherche constamment le moyen de rompre le sort.
— Et s’il y arrive ?
— La plupart du temps, il ne fait qu’une bouchée du magicien. Celui qui se déconcentre ou qui invoque un démon trop fort pour lui va au-devant de gros ennuis.
— Que voulait dire Beldin quand il disait que vous ne connaissiez pas grand-chose à la magie ? intervint Silk.
— Je ne m’y suis jamais sérieusement intéressé, répondit le vieux sorcier. La magie est dangereuse et pas très fiable. Et j’ai d’autres cordes à mon arc, après tout.
— Eh bien, ne vous en servez pas, suggéra Silk.
— Je n’en ai pas vraiment l’intention. La menace de la magie suffit d’ordinaire à tenir les Morindiens à distance. Les affrontements sont plutôt rares.
— Ça, je n’ai pas de mal à voir pourquoi.
— Quand nous serons sortis des marches du nord, nous nous déguiserons. Je connais les marques et les symboles qui amèneront les Morindiens à nous éviter.
— J’ai hâte de voir ça.
— Seulement, il faut encore que nous y arrivions, souligna le vieil homme. Allons, pressons un peu. Nous avons encore un bon bout de route à faire.
Il enfonça les talons dans les flancs de son cheval et partit au galop.